La qualité première d’un décor est de disparaître. Les meilleurs sont ceux qu’on ne voit pas. Soutenant un univers narratif cohérent, leur présence semble normale. Pourtant, nous savons qu’il s’agit de carton, de bois et d’autres matériaux. Nous savons que les portes ne conduisent nulle part, que derrière les fenêtres il n’y a pas d’intérieur et encore moins d’habitants. Ce sont des territoires fictionnels. Les personnages qu’ils accueillent n’y vivent pas, ils y jouent des scènes. La conception des décors répond donc aux spécificités de cette activité. Ce sont des surfaces de projections qui n’ont de cohérence que lorsqu’elles sont captées par une caméra. C’est elle qui fabrique des mondes. Et, pour elle, parfois des villes se mettent à exister. C’est, entre autres, le cas de Cinecittà à Rome.
En 2005, dans certaines parties désaffectées de ce complexe de décors, Laurent Grasso tourna Paracinéma. Fait de longs mouvements de caméra sur ces façades plates et délabrées, son film pourrait être perçu comme une fiction tournée dans le lieu d’une autre fiction. En montrant ces murs de bois autant que les poutres qui les soutiennent, la caméra de Grasso décrit le décor comme un lieu et lui donne une consistance troublante. En devenant un lieu bâti, les décors de Cinecittà ne sont plus seulement l’arrière plan des images cinématographiques. Si les décors permettent l’apparition d’univers autonomes, ils en sont les limites. Ils bornent le monde construit pour la caméra. Brigadoon (1954) en est un exemple éloquent. Dans cette comédie musicale de Vincente Minnelli, deux américains partis chasser en Écosse découvrent un village miraculeux qui apparaît tous les cent ans pour une seule journée. Ses habitants vivent au XVIIIe siècle. Dans cet univers féerique et irréel, Tommy (Gene Kelly) tombe amoureux d’une villageoise, Fiona (Cyd Charisse). L’environnement montagneux a été entière- ment reconstruit en studio, le village et ses prairies s’élèvent donc sur un sol de béton et de bois, les lointaines vallées et l’horizon sont des peintures. De retour à New York, dans un décor naturel de rues et de bars bruyants, Tommy ne tient pas longtemps et décide de rejoindre à tout jamais son amour et Brigadoon. Ce choix d’une ville contre l’autre n’a rien d’étonnant, étant entendu que le village irlandais est un décor situé dans les terres de la fiction, c’est en elle que ses habitants sont immergés bien plus que dans tel ou tel siècle. Car dans les studios de cinéma où ils ont élu domicile, les lois de notre temps réel – celui de New York – n’existent pas, elles sont aussi malléables que la nature qui y est agencée. On ne s’étonne donc pas que Tommy préfère, à l’hostilité New Yorkaise, le carton pâte irréel de la maquette grandeur nature qu’est Brigadoon. Bref, Tommy décide surtout de vivre dans la fiction où tout ce qui est construit l’est dans un but unique : donner une consistance et une cohérence à la fable qui s’y trame. C’est le même type de soumission du bâti à la construction narrative que produit David Coste.
Seulement chez lui le réel n’est pas reproduit mais, pourrait on dire, fictionnalisé sur place. Il transforme notre environnement quotidien en éléments de carton-pâte ou, en tout cas, nous conduit à le regarder comme tel. Ainsi lors de son exposition au centre d’art contemporain de Colomiers on pouvait voir l’image photographique d’un mur de briques rouges prise à quelques mètres dans la ville nouvelle du Val d’Aran.
Prélevé par l’outil photographique de son environnement urbain il se retrouve plongé par l’artiste dans une composition où tout semble irréel. C’est pourtant la reproduction fidèle du milieu d’où il provient. Il est entouré d’une rue de bitume, d’un trottoir et d’un autre mur en béton gris comme c’est le cas là où il est physiquement. Seulement sa facture d’image numérique le place directement dans le champ de la représentation. Pour être plus précis, on pourrait dire que, sous forme d’image de synthèse, cet environnement nous apparaît comme une maquette de lui-même. Hors de l’exposition, dans le Val d’Aran, on pouvait voir ce bout de mur tel qu’il est vraiment au bord d’une route. On pouvait également le retrouver intégré à l’une des quatre compositions portant le titre Vous êtes presque ici que David Coste présentait dans des panneaux d’affichages.
Ce sont des images numériques telles que celles réalisées par les bureaux d’architectes pour présenter leurs projets et annoncer les modifications qui seront apportées à l’espace urbain. Ces panneaux préfigurant la modification du paysage sont récurrents dans le travail de David Coste. Nombre de ses réalisations, qu’il s’agisse de dessins, de maquettes ou d’installations, exploitent le caractère prophétique du panneau de chantier. C’était notamment le cas lors de son exposition à image/imatge (Orthez) où, dans une images numérique et une installation, des panneaux apparaissaient extrudés d’une partie de leurs représentations. Celui que l’on pouvait découvrir posé au sol était placé en vis-à-vis d’une maquette. Une telle rencontre souligne la notion de projet, ces deux dispositifs, le panneau et la maquette, ayant également vocation à imaginer et maîtriser un territoire et son exploitation. Le fait que ce panneau ait été débarrassé de l’image d’une maison qu’il comportait, laissant à la place un vide par lequel apparaît son environnement, nous permet d’envisager le mouvement de réalisation qu’intrinsèquement il énonce : le passage de la représentation au réel. Car chaque apparition de ces panneaux dans nos villes est en effet porteuse du futur de l’endroit qu’ils représentent. Ils permettent d’expérimenter cette situation paradoxale qui consiste à contempler en même temps un lieu et son futur ainsi que d’envisager les modifications qui lui seront apportées. Ce n’est donc pas tant un futur qui y est représenté qu’un processus d’altération, celui qui se manifeste entre un environnement tel qu’il est et la projection de la formulation qu’on lui prédit. C’est précisément dans cet espace fantasmatique, qui fait d’un lieu un objet manipulable, qu’agissent les travaux de David Coste. La série Vous êtes presque ici, dispersée dans le Val d’Aran, présente cette ancienne « ville nouvelle » sous un jour inédit. Des morceaux du paysage architectural environnant leurs lieux d’implantation y apparaissent : une arche couverte de carrelage, un corps de bâtiment rond, un fronton.
Mais leur apparition se fait sur un mode qui renforce leur caractère d’éléments déplaçables et modifiables. Car, outre leur facture d’image numérique qui renforce cette sensation de virtualité, ils sont entourés d’éléments qui sont plus des bouts de maquette en construction que des architectures. On y trouve également des photographies du même lieu à différentes époques qui en documente l’évolution. L’environnement qui nous entoure est ainsi présenté sous forme de projection, de projet, livré comme une construction ou, plus encore, comme un décor manipulable. Ainsi, en déplaçant les codes de la préfiguration architecturale habituellement offerte comme la promesse d’un environnement modifié vers ceux du décor, David Coste éclaire le fait qu’ils représentent avant tout des constructions et que tout ce qui est bâti existe préalablement sous la forme de dessins ou de maquettes, de constructions d’un monde idéal. Et, de fait, la promesse architecturale se présente comme une fiction. Celle d’un temps à venir où l’environnement remanié sera plus fonctionnel, plus chatoyant.
S’y confronter implique que le spectateur se projette dans cette maquette grandeur nature qu’il habitera alors. Dans les décors bâtis ce ne sont pas des acteurs qui évoluent, mais des habitants. Car, comme toute ville nouvelle, le Val d’Aran s’est construit au milieu de rien, d’un coup, sans histoire. Elle a poussé sans relation avec la réalité de son environnement comme l’on fait Cinecittà et les décors montagneux où vivent désormais Tommy et Fiona. Comme eux, ceux qui vivent presque ici sont les figurants d’une fiction architecturale.