Elles sont 22. La première fait une apparition discrète dans la partie supérieure du cadre, en amorçant un rapide mouvement descendant, très vite suivie par quatre consoeurs, puis une cinquième, et d’autres encore. D’abord simple points lumineux, leur forme exacte devient perceptible après quelques secondes seulement, au moment où elles s’apprêtent à survoler un lac de façon rasante, avant d’amorcer un mouvement ascendant, en spirale, autour d’un sommet montagneux surplombant le paysage et s’en détachant.
« Elles », ce sont les étoiles de la Paramount, celles qui entourent ce nom lorsqu’il apparait au dessus d’une montagne, au début de tous les films produits par la firme.
Quant à la montagne, ce pourrait être le Mont Cervin, que l’un des fondateurs de la Paramount découvrit lors d’un voyage en Suisse dont il revint, dit-on, « avec des étoiles plein les yeux ». À moins qu’il ne s’agisse du mont Ben Lomont, aux États-Unis, dans l’Utah, dont il était natif, ou encore des Three Sisters dans l’Oregon, de Pike’s Peak dans le Colorado, ou peut-être plus probablement encore de l’Artesonraju dans la cordillère des Andes. Cette montagne, qui semble être partout et nulle part à la fois, cette montagne redessinée en réalité de maintes fois et dont chaque version accepte de nouvelles origines possibles, cette montagne, c’est en tous cas et tout d’abord la « montagne Paramount », image d’un paysage, ou peut-être bien de sa représentation cinématographique, ou peut-être même, plus encore, du cinéma lui-même.
John Berger dit qu’une image est « quelque chose de vu qui a été recréé ou reproduit. C’est une apparence (ou une série d’apparences) que l’on a détaché du lieu ou de l’époque où elle apparue la première fois et que l’on a conservée pendant quelques instants ou quelques siècles. »
« L’image n’est rien d’autre que l’existence d’une chose en dehors de son lieu propre », dit encore Emanuele Coccia.
Mais si la chose elle-même n’a pas de lieu propre, ou qu’elle en a plusieurs, que devient alors l’image ?
Si l’on accepte l’hypothèse selon laquelle les images elles-mêmes pourraient constituer des lieux, alors la montagne Paramount relève du registre des hétérotopies. À la différence de l’utopie, l’hétérotopie n’est pas sans lieu, elle est un lieu « autre ». Les hétérotopies sont hors de tous les lieux bien que pourtant elles soient effectivement localisables ; elles sont des lieux qui s’opposent à tous les autres, bien qu’étant parfois interpénétrés, explique Michel Foucault.
Ce sont des contre-espaces, car à l’instar des prisons ou des hôpitaux psychiatriques, elles s’opposent aux lieux où se déroulent nos vies dans tous les moments où celles-ci se conforment à la norme, à l’acceptable, ou même simplement aux habitudes. Les hétérotopies sont également des espaces « autres » car elles peuvent contenir un autre lieu que celui qu’elles constituent de prime abord : de même qu’un jardin peut représenter le monde dans son ensemble, de même que le lit des parents peut devenir un bateau sur l’océan, la montagne Paramount n’est pas tant une montagne qu’une cinémathèque fantasmée, une Tour de Babel de l’âge des images, ou encore un décor sans fin d’où l’on verrait, si nous pouvions en gravir les flancs, tous les paysages et les lieux à travers lesquels nos vies se déroulent et se mettent en récit.
En tant que lieu virtuel ou fictif, la montagne Paramount est donc hors de toutes les montagnes qui peuvent en être la source. En même temps elle les mélange toutes voire s’y substitue, les rendant presque interchangeable pour celui qui ne les a pas véritablement vu de ses propres yeux. En tant que représentation, elle est une image dont l’origine s’est perdue, l’existence d’une chose qui finalement n’a pas de lieu propre.
Nota bene : La chaine des Alpes est née de la collision entre les plaques tectoniques africaine et eurasiatique. L’étude des roches du Cervin révèle que ce dernier est le résultat de violents mouvements géologiques qui ont conduit au passage d’une plaque sur l’autre. Le Cervin est ainsi une sorte de gigantesque palimpseste, dont la partie supérieure provient initialement de la plaque africaine, la partie intermédiaire d’un océan aujourd’hui disparu, et la partie inférieure de la plaque européenne. Localisable en un point unique aujourd’hui, le Cervin était d’une certaine façon, hier, à trois endroits à la fois.
La montagne Paramount — revenons-y bien qu’elle n’ait pas de lieu propre — est partout et nulle part à la fois car elle n’existe qu’au sein d’autres objets culturels et médiatiques ; pourtant, elle est localisable de façon précise au sein de chacun d’eux, à un endroit qui, la plupart du temps, se trouve être le tout début d’un film, c’est-à-dire un endroit multiplié, susceptible d’exister simultanément en plusieurs sites. Tous comme les étoiles qui viennent l’enlacer, la montagne Paramount a ainsi une trajectoire à travers les images, toute liée qu’elle est à leur mise en relation, à leur flux, leur montage.
Mais que penser de ces étoiles elles-mêmes ? Les étoiles ont une forte portée symbolique : cf. les étoiles du drapeau américain, cf. l’étoile du shérif. Bien qu’elles semblent provenir du firmament, les étoiles de la Paramount ne seraient-elles pas une métaphore de la conquête des cimes par l’homme ? Il est notable que l’histoire de cette conquête a eu partie liée dès ses origines ou presque avec la naissance d’une société du divertissement en prise avec des évolutions techniques majeures. Elisée Reclus, géographe et anarchiste, écrivait déjà en 1880 :
« Mais ne voilà-t-il pas que l’on monte aux sommets par des chemins de fer ! Les inventeurs ont imaginé maintenant des locomotives de montagnes, afin que nous puissions aller nous plonger dans l’air libre des cieux, pendant l’heure de digestion qui suit notre dîner. Des Américains, gens pratiques dans leur poésie, ont inventé ce nouveau mode d’ascension. Pour atteindre plus vite et sans fatigue le sommet de leur montagne la plus vénérée, à laquelle ils ont donné le nom de Washington, le héros de l’Indépendance, ils l’ont rattachée à leur réseau de chemins de fer. Roches et pâturages sont entourés d’une spirale de rails que les trains gravissent et descendent tour à tour en sifflant et en déroulant leurs anneaux comme des serpents gigantesques. Une station est installée sur la cime, ainsi que des restaurants et des kiosques […]. Le voyageur en quête d’impressions y trouve des biscuits, des liqueurs et des poésies sur le soleil levant. Ce que les Américains ont fait pour le mont Washington, les Suisses se sont hâté de l’imiter pour le Righi, au centre de ce panorama si grandiose de leurs lacs et de leurs montagnes. Ils l’ont fait aussi pour l’Ütli ; ils le feront pour d’autres monts encore, ils en ramèneront pour ainsi dire les cimes au niveau de la plaine. […] Quant aux monts tels que les hautes cimes des Andes et de l’Himalaya, trop élevées dans la région du froid pour que l’homme puisse y monter directement, le jour viendra où il saura pourtant les atteindre. Déjà les ballons l’ont porté à deux ou trois kilomètres plus haut ; d’autres aéronefs iront le déposer jusque sur le Gaurisankar, jusque sur le ‘Grand Diadème du Ciel éclatant’ ».
Ce n’est pas sur le Gaurisankar que se crasha l’avion au bord duquel voyageait Tchang dans les aventures de Tintin au Tibet, mais sur le Gosainthan, un autre sommet himalayen, également connu sous le nom de Shisha Pangmasur. Hergé s’inspira d’un fait réel pour son récit : le 3 novembre 1950, un vol d’Air India reliant Bombay à Londres s’écrasa sur le glacier des Bossons, dans le massif du Mont-Blanc. L’appareil, baptisé Malabar Princess, transportait 40 passagers et 8 membres d’équipage. Il n’y eut pas de survivant, mais le fait divers généra une prolifique production littéraire et cinématographique, parfois par le biais d’un dépaysement et d’une reterritorialisation, comme chez Hergé.
Scène de crash : un avion heurte des reliefs montagneux par mauvais temps. Travelling avant à travers la carlingue pulvérisée de l’engin. Par l’une des extrémités se devine l’environnement extérieur, totalement enneigé. Mouvement de caméra : les restes de l’appareil, qui a perdu ses ailes, sont dispersés à ses abords et à moitié ensevelis sous la neige, tels une pluie de rochers métalliques. Chaque débris est étrangement sculptural. Leur agencement constitue une sorte d’installation effroyable.
Retour à l’intérieur de la carlingue. La béance de l’avion s’ouvre sur l’extérieur telle une crevasse ou l’entrée d’une grotte, si ce n’est qu’ici, la cavité n’est pas géologique mais technologique.
Fondu enchainé, changement de lieu : un homme et une femme sont blottis l’un contre l’autre à l’entrée d’un cavité rocheuse logée sur un promontoire montagneux. À travers cette ouverture, ils observent la plaine en contre-bas, scrutent la piste qui la traverse, guettent une arrivée imminente. Le vaste paysage, à tendance désertique, se déroule au pied de massifs et de falaises à la teinte rougeâtre. Une rare végétation émerge tant bien que mal à l’ombre des cailloux et des rochers. La caméra balaye le paysage. Le train ne passe pas là, c’est donc à pied ou à cheval, de préférence au galop, qu’arriveront les individus attendus. Ici, la montagne est pour l’homme une barrière, un enclos. Du moins l’est-elle encore. Provisoirement sans doute. Elisée Reclus s’étonne en effet : « Dans cette grande œuvre d’aménagement de la nature, on ne se borne point à rendre les montagnes d’un accès facile, au besoin on travaille à les supprimer. Non contents de faire escalader à leurs routes carrossables les monts les plus ardues, les ingénieurs percent les roches qui les gênent, pour faire passer leurs voies de fer de vallée à vallée. »
Élisée Reclus eut le projet incroyable de construire une maquette de la Terre à l’échelle 1:100 000e. Si l’anarchiste et libertaire qu’il était n’aurait sans doute pas eu de grande sympathie pour la firme Walt Disney, peut-être ne serait-il pas rester insensible à ses parcs, pour lesquels on ne perça pas de montagnes pour y faire cheminer des trains, mais où l’on reproduit à une moindre échelle de tels paysages et de telles infrastructures, devenus attractions.
Caméra embarquée. Une série de wagonnets au bord desquels se trouvent quelques individus à l’air incertain gravit lentement une forte pente, dans un tunnel serpentant vers la lumière du jour. La tension s’accroit aussi bien pour lesdits individus que pour les spectateurs au fur et à mesure de l’ascension. Ralentissement. Basculement, accélération soudaine et cris généralisés. Non loin de là, un château baroque…
« En règle générale, dit Michel Foucault, l’hétérotopie a pour règle de juxtaposer en un lieu réel plusieurs espaces qui, normalement, seraient, devraient être incompatibles ». Michel Foucault ne mentionne pas les parcs d’attractions. Il aurait pu. « Le théâtre, dit-il, fait se succéder sur le rectangle de la scène toute une série de lieux étrangers. Le cinéma est une grande scène rectangulaire, au fond de laquelle, sur un espace à deux dimensions, l’on projette un espace à nouveau en trois dimensions. »
On notera que cet espace en trois dimensions, ou qui du moins offre l’illusion de la tridimensionnalité, n’est parfois que la mise en relief d’une bidimensionnalité : celle du décor peint ou de l’image incrustée par exemple.
Décor feint ou réel, c’est en tous cas une caractéristique du cinéma que de transposer un lieu dans un autre : l’espace de la fiction dans l’espace du spectateur.
De ce point de vue, un livre — objet d’ailleurs cinétique — ne pourrait-il pas être une hétérotopie ?
Un homme d’âge mur, juché sur un cheval, un bandeau sur l’oeil droit et un chapeau sur la tête, retire ce dernier pour saluer une jeune femme avec laquelle il discutait : « Well, come to see a fat old man some time ! ». L’homme donne une tape sur la croupe du cheval, et part en cavalant à travers une plaine partiellement enneigée, au pied d’une montagne qui l’est également. Plan fixe sur le visage apaisé de la jeune femme, suivi d’un écran noir durant quelques secondes. Un arrêt sur image révèle à nouveau l’homme en pleine cavalcade, devant la montagne. Apparait alors un texte en lettres rouges, superposé à l’image : « The end ».
« Images / hétérotopies »
Écriture : Jérôme Dupeyrat
Avec, par ordre d’apparition dans le texte :
John Berger, Voir le voir, 1972-2014
Emanuele Coccia, « Physique du sensible. Penser l’image au Moyen Age », in Emmanuel Aloa, Penser l’image, 2010
Michel Foucault, « Des espaces autres. Hétérotopies », 1967
Élisée Reclus, Histoire d’une montagne, 1880
Hergé, Tintin au Tibet, 1960
Edward Dmytryk, The Mountain, 1956, avec Spencer Tracy, Robert Wagner, Claire Trevor, d’après Henri Troyat, La Neige en deuil, 1952
William Dieterle, Red Moutain, 1951, avec Alan Ladd, Lizabeth Scott, Arthur Kennedy
Arnaud des Pallières, Disneyland, mon vieux pays natal, 2001
Anonymes, vidéos « youtube » au Parc Disneyland, années 2000-2010
Henry Hathaway, True Grit, 1969, avec John Wayne, Kim D