Très cher David,
Lorsque je regarde ton exposition Le monde autour « Vestiges et présages » je pense à cette phrase de Ballard. *« Le futur, faut-il le répéter, est une zone dangereuse, lourdement minée, et qui a tendance à vous mordre les chevilles lorsque vous faites un pas en avant. »**J.G.BALLARD Nouvelles complètes 1972 / 1996. Ed. Tristram ; 2010
Tu vois, j’émets une hypothèse, l’art entendu comme expérience serait, pour toi, ce futur qui peut nous mordre les chevilles alors même qu’il invite nos mains à se saisir du monde. Je pense aussi à l’enfance, une aventure chargée de pesanteur et de grâce, mutation faite d’histoire, de présent et de futur mêlée, une zone dangereuse à l’appétit féroce.
En images crées, en images-souvenirs, en images projetées, le futur devient un échange vivant avec la mémoire, le rêve et la tradition. Avec ce monde autour tes mains découpent, construisent, attrapent se saisissent des lieux qui te sont confiés.
Ici, tu expérimentes la richesse historique, produis une dynamique fluide alors même que tu te jettes en terrain miné. Lorsque tu poses ton regard sur l’ensemble des sites à investir, tu pressens cette charge symbolique où se concentre la mémoire passée, présente et future. De ces valeurs, de ce qui demeure, de tes gestes des deux mains apparaissent tes œuvres.
Tu te prends à jouer de prévisions de l’avenir. Ta construction mentale, que mêle dessin, pliages, photogravures, installations, retourne une puissance d’articulation au réel. Ainsi, dans ce que tu nous proposes, le fictionnel ne cesse d’aller et venir entre le sensible et l’intelligible. Au fil d’un récit que je ferais glisser de l’enfance au cinéma, tes propositions s’assemblent en apparitions-disparitions. Elles offrent ces décors défiant le réel trop souvent encombrant. À l’évidence se prolonge ici un processus de longue date engagé, soit une polysémie de fonctions qui se catapultent entres elles ou en surprises. Radeaux, dômes géodésiques, mains qui dessinent et bougent en pleine lumière, insinuent une dramaturgie, distillent avec subtilité l’ambivalence d’un avenir radieux et sombre, inexorablement cernés d’inquiétudes portées à appréhender le réel. La zone dangereuse, minée d’un nouveau monde se mesure à l’aune de ton passé, ton présent. Oui, force est de constater que l’œuvre se construit avec grande cohérence s’ajustant à tes gestes et pensées superposées. Voir sans voir et pourtant… voir.
C’est d’ailleurs maintenant qu’il me revient en mémoire cette clé de voûte de la mise en œuvre de ta proposition. La devise des moines chartreux « Le monde tourne la croix demeure » est détournée en un contrepoint rigoureux mouvant, en une écriture dont les lignes successives distillent un ensemble réflexif, une praxis confiée aux regardeurs.
Elle apparait en une construction de récits multiples à la fois cinématographique et littéraires. Mais, je m’interroge à nouveau… Comment construire et déconstruire des images par une observation précise de codes définis par un monastère, la conquête spatiale, les explorateurs ou encore la science-fiction ? Questionner tes relations au décor et à l’image cinéma me conduisent à la zone dangereuse, oui, celle-là même. En plusieurs parties, toutes nourries de tes récits, l’ensemble des pièces présentées favorise la lecture du processus et de la mise en œuvre même du projet. Je vois donc une boîte dans la boîte, des images à l’intérieur d’autres images, des décors dans le décor. Du sens au contresens, de ce jeu perpétuel d’intrications de signes ambivalents, contradictoires, tu décortiques leurs capacités fictionnelles. Tu développes, sur l’ensemble des sites, un projet d’envergure dans de nouvelles productions proches de mises en scène de studio. Les œuvres choisies, réalisées, dépassent la seule surface des images, nous entraînent dans un univers spatial précisant la densité dramaturgique de ce rapprochement que produisent à Villeneuve les Avignon, collections patrimoniales et art contemporain. Passé, présent, futur, les sites investis se déclinent en plusieurs opus qui ne cessent de nous conduire du micro au macro, du cosmos aux molécules. Interstellar de Christopher Nolan s’impose à moi, renforce cette fonction de cinéaste que je t’ai attribué quelques lignes plus haut, Nolan dans ce film nous fait aller du visuel à l’émotion, prendre en compte les bouleversements qui s’opèrent du dicible à l’indicible, révèle un labyrinthe mental pour tenter de percer le mystère que lui inspire le monde. David, toi aussi, tu nous fais tendre vers cette vision des humanités allant des glorifications des croyances au délaissement de tensions cérébrales pour induire des échappées fragmentaires que sont ces métaphores de possibles survivances de rêves ou plutôt « *un présent visionnaire ».
Réalisateur d’une super production holywoodienne, tu es porté par l’ampleur d’un lieu et de ta vision des espaces. Je te sais connaître, en partie, les propres ressorts de ton travail, même si tu te laisses errer à tes imaginaires changeants. Tu avances avec, à l’esprit tes constructions pouvant être cabanes ou images. En jouant du dedans-dehors, devant-derrière il te faut percer le visuel et l’ouvrir au sensible. À l’écran, je ne vois rien de caché mais que tout est caché.
Si Je pose ces mots imaginés telle des notes de travail sur carnet, une sorte de Reader-digest de story-board .
Vision - Nuit américaine – Sombre - Apparitions des choses qui ne sont pas dans la lumière - Entre deux/Sommeil – Nuit/Rêves - Mettre les personnes en activité - Monde intermédiaire - Temps suspendu - S’abandonner aux images/représenter des visions – Obsolète - Inventer du passé - Non réel - La lumière indique l’imaginaire des représentations sur le futur - Existence devant l’objectif - Tout est réel - On voit la prise de vue – Couleur/Lieu/espace - Mettre en scène - un patron qui permet l’assemblage.
Ne penses-tu pas que ces notes, peuvent souligner la simultanéité des approches ?
J’estime, c’est toujours une hypothèse, qu’elles produisent une mécanique des images dont tu entends faire émerger les ambivalences. Je vois le temps comme une construction de l’identité de ton travail et de ton exposition. Nous y prendrons garde et nous laisserons cheminer nos imaginaires au gré des paysages architecturées, et décors allusifs comme dans l’attente d’une fiction. Car, La perméabilité, l’archivage, l’inventaire mis en perspective dans ton projet finissent par tracer un cheminement pouvant ne pas nous laisser nous échapper qu’à une seule interprétation. Ces lieux chargés d’histoire, que sont ici la chartreuse, le fort, le musée ou la tour, s’estiment à l’aune de la déambulation, attirent l’attention sur cette boîte à outil déversée au fil des pas. Même si Tu nous la confies, par éléments graphiques et photographiques, de façon que je pressens intuitive, je la saisis telle une enfance de l’art. Elle construit un espace mental et nous fait sentir la dimension de l’invisible par une expérience physique.
Oui, faisons-nous mordre les chevilles et avançons dans ce jeu des simultanéités du vivant qui nous donne des ailes.
Et là, je pense encore à Ballard
Apprends moi à voler.
L’ultime cité. J.G. Ballard – Nouvelles complètes 1972 / 1996